La fonction régulatrice de la tendresse

La tendresse et le toucher sont intimement liés dans notre vie affective. Nous connaissons, grâce à nos sens (ouïe,vue,odorat,goût,tact) plusieurs manières de toucher et d’être touché.

Lorsqu’un adulte dit à un enfant : “Attention, tu touches avec les yeux, pas avec les mains!”, il exprime la capacité de l’être humain de saisir les objets et les personnes selon des modalités qui diffèrent avec l’organe mis en cause. On peut toucher l’autre en chantant, en peignant, en dansant, en le berçant, en le regardant. On peut être touché par une musique, par une lumière, par un paysage, par une odeur, par un goût, par un regard, par le contact.“Son regard m’a saisi”. Nos sens nous mettent en contact avec autrui et nous permettent de toucher en étant touché. Nous sommes à la fois actifs et agis par nos ressentis sensoriels.

Toutes ces formes de toucher sont soumises à des variations d’intensité qui vont déterminer leur qualité : une lumière trop vive fait mal aux yeux, un regard méchant nous fait frissonner ou nous glace, une musique tonitruante est douloureuse, une matière soyeuse est agréable à toucher, une parole douce nous rassénère, etc… Dans la majorité des expériences de stimulations, le dépassement d’un certain seuil d’intensité sensorielle nous engage vers des éprouvés désagréables. C’est dans un “juste” milieu que nous pouvons trouver une forme de calme sensoriel proche parfois de la sérénité et dans les zones intermédiaires que nous pouvons ressentir d’une manière riche et parfois complexe toutes les variations d’une stimulation.

Les éprouvés liés aux différences d’intensité permettent la naissance et l’actualisation de nouvelles créations et de nouvelles articulations sensorielles.

D’une manière primaire, dans le sens de première, nous rangeons nos sensations et nous leur donnons une qualification selon deux grandes familles opposées : c’est bon ou ce n’est pas bon, c’est agréable ou c’est désagréable, c’est doux ou c’est dur. Les sensations coexistent toujours avec des tensions musculaires, des affects et des représentations qui leur sont affiliés [1].

Cette bipolarité sensorielle n’est pas une catégorisation arbitraire mais l’expression d’une activité psychocorporelle innée, fondée sur la réalité physiologique de l’enfant à la naissance.

L’âge de l’inquiétude

Un rythme relationnel suffisamment bon, fait de moments de tendresse et de soins appropriés puis de moments de tensions et de frustrations inévitables, garantit l’intégration des expériences de la vie et accompagne l’enfant dans son développement personnel.

Pour se construire, l’enfant a besoin de ressentir les deux polarités primaires douces et dures liées à son immaturité neuromotrice comme des limites de son espace psychocorporel et comme des références de sa vie relationnelle. Si le bébé a la possibilité de mettre en rapport ses pôles opposés et de vivre leur dialectique, il devient créateur de plus en plus conscient de positions médianes. Son champ affectif se détermine peu à peu et s’organise au fur et à mesure des expériences internes et externes. Le passage d’un pôle à un autre est une activité de jeu transitionnelle. C’est un jeu identitaire fondamental.

Bien que la bipolarité caractérise la dynamique interne de base de l’être humain, il est nécessaire pour évoluer, de mettre en rapport les pôles opposés, de les faire jouer, de les confronter, d’établir une dialectique entre eux. Cette possibilité s’inscrit dans le développement normal de l’être humain et se repère chez l’enfant autour du sixième mois de la vie.

Frances TUSTIN[2] , qui s’occupe d’enfants autistes, par définition hors du champ de la création, affirme que “ l’aptitude de l’enfant” à distinguer et à intégrer les oppositions sensuelles fondamentales, telles que le “gentil” et le “méchant”, le “dur” et le “mou” prépare le terrain pour la crise d’intégration que Mélanie Klein (1937) a appelé “position dépressive et Winnicott (1958) l’”âge de l’inquiétude”.

La maturation du système nerveux central et le rythme relationnel permettent l’accès à cette étape fondamentale. A tous les niveaux l’enfant fait jouer les polarités opposées entre elles et des nouveautés apparaissent alors. Les tensions corporelles s’harmonisent: le tonus des muscles du corps s’équilibre pour permettre le jeu agonistes-antagonistes. Les positions sensorielles intermédiaires se multiplient: le gris prend sa place ainsi que le rouge (ou le vert…) entre le blanc et le noir; le tiède s’installe entre le froid et le chaud; le moelleux trouve sa place entre le dur-piquant et le mou.

Le bébé a vécu de nombreux moments de satisfaction en alternance avec des moments de frustration . La méchante maman qui est absente et qui ne donne rien s’associe à la gentille maman tendre qui apporte le bon lait. L’enfant commence à accepter que c’est la même personne; c’est le début de la globalisation de l’autre et de soi.

Faire cohabiter le bon et le mauvais pour former une unité, intégrer que l’un sert à l’autre, globaliser des polarités si opposées, n’est pas un travail psychocorporel facile, ni pour l’enfant ni pour l’adulte. Une grande partie de notre travail de création et d’expression de soi repose sur nos capacités à contenir psychiquement des oppositions et à en faire émerger du surprenant et du différent.

Détente et tendresse

La création exige une dialectique de pôles opposés, une intégration du blanc et du noir. Dans la dynamique psychocorporelle de l’enfant, cette création dépend, nous l’avons vu, du rythme relationnel qui s’établit entre lui et son entourage. Au niveau affectif, c’est la tendresse qui permettra à l’enfant d’accepter que la vie n’est pas toujours rose. La tendresse de la mère, du père, de la nourrice, de la soeur sont autant de dimensions sensorielles différentes et pourvues d’une fonction intégrative. Lorsqu’une mère berce son enfant en le regardant dans les yeux, le bien-être qu’éprouve le bébé se traduit par une détente musculaire, par un ajustement de son corps dans les bras maternels, par une lumière particulière dans ses yeux dont les pupilles peuvent s’élargir et prendre une intensité remarquable. A cet instant, l’enfant met de côté ses sentiments de peur, d’abandon, de détresse qui l’animaient avant l’arrivée de sa mère. Il n’oublie pas pour autant, mais quelque chose se répare de ses vécus antérieurs terrifiants, quelque chose s’intègre et fonde les sentiments d’espoir et la ténacité; “J’ai eu mal, je me suis senti seul, mais je m’en suis sorti puisque je peux profiter du bon qui m’arrive maintenant avec autrui “. Le désir lié à l’activité s’inscrit dans cet espace entre dureté et tendresse.

La tendresse appartient à la famille du détendu, du bon, de la caresse, du câlin, de la gentillesse, du sourire, de l’attachement, du bonheur, de l’amour, de la confiance, de la fée, des anges, du plaisir, de la douceur, du moelleux, de la paix, de la complicité, de l’amitié, de la fraternité, etc…

La tendresse et sa famille sensorielle référente aide à la définition de la famille psychocorporelle opposée : celle du dur, de l’obscur, du froid, du sombre, de la méchanceté, du piquant, de l’amer, de la fourberie, des démons, de la sorcière, de la guerre, du malheur, de la douleur, etc…

Les différents termes de ces familles se complexifient et leurs conceptualisations morale, sociale, littéraire, philosophique se créent selon des données culturelles, familiales, sociales et idéologiques. Cependant les notions de “dur” et de “mou” appartiennent au bagage phylogénétique humain de base et restent intimement liées au plaisir et au déplaisir.

Sans savoir sans doute que la famille du “mou” est une des polarités psychocorporelles fondamentales intégratrices du développement de l’enfant, les publicitaires ont compris son impact dans la vie affective des familles : la plupart des produits destinés aux mamans et aux enfants utilisent cette voie sensorielle : le yaourt est plus crémeux, le fromage est plus tendre, la couche est plus moelleuse, le tissu est plus doux, le shampooing est plus agréable, il ne pique pas. Il n’est pas question de savoir en quoi consiste la tendresse pour la reconnaître. Elle fait partie de notre bagage hérité de l’espèce et elle se transmet ou non par la relation.

Si nous reconnaissons tous intimement le besoin de tendresse, certains n’ont jamais pu le mettre à l’épreuve de la relation. Le tabou du toucher, des principes de pédagogie noire, des contacts abusifs ou des relations frustres ne permettent pas son intégration dans la dynamique personnelle de certains sujets dont la capacité de créer des liens avec leurs congénères sera alors altérée.

La tendresse est un don

La carence affective liée la plupart du temps à la carence de touchers tendres, laisse des meurtrissures psychocorporelles chez l’enfant et chez l’adulte. Par manque de tendresse, l’enfant ressent trop souvent la partie dure et sombre de la relation à autrui. La prévalence de ce pôle déséquilibre le Soi de l’enfant. Il se sent dévalorisé, anormal, handicapé car contrairement à ce que peut croire un petit enfant qui ne reçoit pas de tendresse de la part de ses parents , la tendresse ne se mérite pas, c’est un don.

Elle régule le lien qui se crée entre celui qui donne et celui qui reçoit. La tendresse suppose une action intentionnelle. Elle n’est pas forcément présente dans un toucher délicat ou précautionneux, dans un regard attentionné, dans une parole calme et rassurante. Car la dimension tendre d’une parole, d’un regard ou d’un geste a à voir avec l’amour. La tendresse n’est pas une simple satisfaction des besoins. Elle s’avère être nécessaire à l’intégration des positions de non amour et de détresse, vécues inévitablement par le sujet, et surtout par le bébé dépendant de son immaturité neurologique. Lorsqu’un enfant ne reçoit pas cette tendresse, il peut compenser et inventer. Certains pourront chercher sur des registres sensoriels différents quelque chose qui leur apporte de la douceur. Dans sa quête de sensations tendres, le bébé ouvre en grand sa sensorialité : un vent léger, les feuilles qui bougent, des couleurs agréables, une musique, l’eau, le mouvement des nuages, un nounours en peluche, viennent aider le sujet à intégrer une dimension douce et agréable de la vie qui régulera les tensions. Mais la dimension tendre d’un toucher aimant restera pour le sujet un besoin fondamental à satisfaire.

Les neurophysiologues ont montré que les bébés sont très sensibles aux flux sensoriels [3]. Ces flux sont comme des courants de sensations que l’enfant perçoit et qui viennent, en partie, compenser le manque de flux d’amour de l’entourage. Poussés par ce besoin taraudant de tendresse, beaucoup de nos contemporains trouveront dans la relation à un animal domestique l’espace nécessaire à la régulation de leur tensions.

Le toucher est toujours au centre de la fonction régulatrice de la tendresse, toucher visuel ou toucher tactile. La tendresse procure un soulagement et une détente, mais ce n’est pas un mouvement de décharge. Elle permet la réduction de l’anxiété parce que c’est un don intentionnel et singulier. C’est un ajustement entre deux niveaux de tensions (bébé-autrui), entre deux aires vibratoires. Elle propose à l’enfant un espace de reconnaissance et de soutien. La tendresse participe au processus d’attachement car elle apporte la sécurité au bébé. Rien ne lui sera pris, tout lui sera donné. La relation n’est pas dangereuse, son espace n’est pas menacé.

Ce don d’amour est la condition indispensable à une rencontre authentique entre deux sujets qui traversent d’une manière singulière la souffrance, le plaisir et toutes les créations intermédiaires.


[1]1993. Suzanne Robert-Ouvray. Intégration motrice et développement psychique. DDB.EPI. Hommes et Perspectives.

1996. Suzanne Robert-Ouvray. L’enfant tonique et sa mère. Hommes et Perspectives.

[2] Frances TUSTIN- Les états autistiques chez l’enfant- Paris -Seuil -1986-

[3]A.Bullinger. Le rôle des flux sensoriels dans le développement tonico-postural du nourrisson.in Motricité cérébrale. Tome 17.Avril 1996.Masson.

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