Le corps étai de la psyché

L’être humain bénéficie d’une architecture mise sous tension par des variations toniques dépendantes de la maturation du système nerveux central et de la qualité des relations à autrui. Paradoxalement , c’est l’incarnation de cette organisation de base qui est la condition d’accès à la psyché. Être un corps, c’est avoir été affecté par l’autre. La souffrance comme le plaisir psychomoteur naîtront de l’espace des rencontres toniques.

Introduction

En étudiant les processus de maturation de l’enfant, nous nous trouvons devant des formes dynamiques biologiques et mentales qui s’enclenchent les unes dans les autres, s’intègrent les unes aux autres pour amener le nourrisson à une autonomie et à une identité corporelle et psychique d’adulte. Tout au long de notre vie, nous aurons à préserver notre identité pour garder un rapport aux autres humains, à l’espace et à ses objets. Pour cela, nous sommes dynamisés par des processus qui permettent des remaniements affectifs et représentatifs, des conflits, des compromis, des négociations et des stratégies. Malgré la complexité des processus qui président au travail incessant de création et de recréation de l’identité de soi, certaines articulations interprocessuelles nous sont accessibles, notamment l’articulation psychomotrice.

C’est la clinique psychomotrice de l’enfant qui nous offre le plus d’indications des vicissitudes des liens entre le corps et la psyché: les troubles de l’orientation spatiale s’allient aux troubles de l’intégration du schéma corporel, la fragilité émotionnelle est exacerbée par une motricité incessante et épuisante, aux difficultés de concentration s’associent des blocages dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, et la labilité affective est le théâtre d’une désorientation et d’une souffrance identitaire.

Les vicissitudes corporelles et psycho-affectives sont si intriquées qu’il ne nous est plus possible de considérer les liens psychomoteurs comme des liens de transformation: dans son développement, l’enfant n’échange pas des éléments moteurs contre des éléments psychiques. Bien au contraire, la motricité d’un petit enfant qui commence à parler se développe, se complexifie et s’affine de façon indubitable et étonnante.

Les liens psychomoteurs ne sont pas des liens d’équivalence: une tension physique n’est pas une tension psychique même si la réduction de l’une entraîne la réduction de l’autre.

Enfin, les liens psychomoteurs ne sont pas des liens de subordination: la motricité ne sert pas uniquement à décharger des tensions psychiques, comme dans le modèle psychanalytique .

Les liens psychomoteurs sont des liens d’étayage. Cela signifie que sans être réduits l’un à l’autre, les niveaux d’organisation moteur et psychique sont liés par des processus dont le principe dynamique de base est le même.

Nous sommes devant des liens entre processus, devant une articulation telle que la définit Max Pagès (1986).

L’identité du principe de base au niveau moteur et au niveau psychique assure l’unité et la cohérence du lien psychomoteur et surtout la double entrée motrice et psychique dans le développement de l’enfant et dans l’action thérapeutique.

Dans cette optique, la question de l’identité ne peut pas être simplement posée par: “qui suis-je?” mais par:“ qu’est ce que je sens?, qu’est-ce que me fait vivre tel ou tel événement , telle et telle situation?”.

Si les réponses à la première forme de question se situent sur le plan intellectuel des représentations : “je suis une femme, je ne suis pas un animal, je suis un homme, je suis secrétaire, je ne suis pas marié, je suis mère de deux enfants, je suis originaire de…”, la clinique psychothérapeutique nous laisse chaque jour interdits devant des personnes qui ne sentent rien, qui n’éprouvent rien, qui sont anesthésiées. Nous sommes, patient et thérapeute, “interdits “ de sentir ce qui se passe, là où ça se passe. Paradoxalement, le corps souffre, des douleurs vagabondent le long de la colonne vertébrale, les tensions sont multiples et persistantes, les rythmes internes sont perturbés et le plaisir de vivre absent.

Certains niveaux d’organisation du sujet, comme les éprouvés, les affects, les émotions peuvent ainsi échapper à la légitime connaissance de soi.

Dans les témoignages des patients, la notion de position identitaire réflexe est souvent présente: “C’est automatique, devant telle situation, je me blinde. C’est fini, plus rien ne passe!” ou “ C’est réflexe, quand je vois untel, je deviens dur comme de la pierre et je ne ressens plus rien”.

Ce durcissement psychocorporel réactionnel et anesthésiant se double d’images de carapace, de mur, de blindage. Les personnes ne peuvent que constater ce phénomène qui les envahit et qui les laisse impuissants à se situer sensoriellement et affectivement par rapport à autrui.

Si je peux tenir compte de l’effet traumatique de certains événements de la vie actuelle du sujet sur les liens corps-psyché, certaines souffrances me font penser que c’est dans l’établissement même des articulations psychomotrices que se trouve la genèse des difficultés de liaison et les fractures corps-psyché.

Il me semble alors important de nous intéresser à ce qui se passe pour le bébé quand les sensations de son corps sont soumises au champ sensori-moteur réflexe du début de la vie. Dans cette optique il nous faut repenser l’immaturité neuromotrice du nouveau-né non comme un handicap mais comme la condition fondamentale et nécessaire pour que s’établissent les articulations précoces corps-psyché.

La neuromotricité du bébé

Le bébé vient au monde avec un système nerveux central immature. Cette immaturité entraîne des réactions corporelles spécifiques que nous connaissons sous le nom de réflexes primaires: la recherche de ces réflexes est la seule façon de prouver l’absence de lésions cérébrales et le niveau d’immaturité nécessaire au bon développement futur du bébé.

La plupart du temps, l’immaturité neuromotrice du bébé est considérée comme un handicap: le petit humain ne peut pas se déplacer, il n’a aucune autonomie, sa mère doit assurer la satisfaction de ses besoins physiologiques et psychologiques pendant plusieurs années. Mais cette immaturité n’est pas une prématurité. A la naissance, l’enfant respire, déglutit et jouit de certains systèmes de défense que ne possède pas le prématuré. Il détient notamment un système d’analyse sensorielle fondée sur la répartition du tonus dans son corps qui lui donne la possibilité de classer ses expériences vitales en bonnes ou mauvaises.On peut s’interroger sur la fonction de cette immaturité. La première façon de la penser reviendrait à la considérer comme le fruit d’une erreur de la nature ou un accident, un hasard dans la phylogénèse des êtres vivants. C’est peu probable quand on sait que l’être humain est l’organisme le plus évolué dans le monde du vivant. La deuxième façon de penser serait de la considérer comme un état normal obligatoire. Ce serait le début de quelque chose, d’un développement à venir. Ce qui n’est pas faux mais insuffisant; car alors, pourquoi cette lenteur dans le développement psychomoteur , pourquoi ces troubles affectifs et psychiques pouvant aller jusqu’à la mort lorsqu’aucune parole n’est dite à l’enfant?

Une troisième voie revient à se poser la question suivante: d’où vient le psychisme? Nous ne sommes pas dans la croyance d’une âme qui descendrait du ciel, nous savons qu’il n’y a ni centre psychique ni centre affectif dans le cerveau. La psyché d’un sujet est donc le résultat d’une processus complexe qui ne peut pas exclure la motricité comme partenaire de sa construction. D’un point de vue phylogénétique, l’être humain a dépassé la motricité de survie et de procréation des animaux pour s’engager vers une motricité de création , de communication, de symbolisation. Il faut donc trouver dans l’immaturité neuromotrice du bébé des éléments physiologiques qui vont pouvoir s’articuler avec d’autres éléments permettant l’émergence d’une vie psychique. Là se pose le problème de la psychomotricité et de l’identité psychosomatique de l’être humain. Dans cette optique de liens précoces psychomoteurs, l’immaturité serait un état précoce prépsychique , précommunicationnel et présymbolique.

Pour défendre cette hypothèse , il faut analyser l’organisation neuromotrice de l’être humain à la naissance et objectiviser des éléments permettant le passage des mouvements moteurs aux mouvements psychiques  

Dès la naissance tous les systèmes biologiques cherchent à s’adapter à l’environnement. Chaque mouvement et chaque séquence est innervé pour une adaptation optimale aux stimuli extérieurs si l’organisation motrice est respectée. Les schèmes complexes de coordination nés des mouvements involontaires forment l’arrière-plan des mouvements volontaires surtout pendant les trois premiers mois de la vie. Il existe des montages innés, constants et universels mais la croissance du système nerveux central s’avère indispensable à l’apprentissage. Les postures innées de l’être humain en dehors des préprogrammes de survie étayent l’espace psychique du sujet en le préparant à s’adapter au monde externe. L’enfant expérimente sa motricité précoce afin de l’intégrer et de l’incarner en un tout psychomoteur. Tout est prévu pour que le bébé associe l’organisation motrice préétablie dans les gènes à l’organisation singulière préparée dans la relation.

L’enfant phasique

Les deux grandes synergies primitives

“La posture suit le mouvement comme son ombre” disait Sherrington.

Les études cliniques nous montrent que le bébé peut s’adapter automatiquement aux conditions physiques complexes auxquelles il est soumis. Néanmoins sa motricité libre est bâtie selon deux grandes synergies, les postures symétriques et les postures asymétriques.

Pendant les trois premiers mois de sa vie, la posture symétrique prévalente correspond à l’enroulement foetal . Toute posture d’extension pendant cette période est soit une posture de stress, soit une posture liée à une lésion cérébrale. Concentré dans une préoccupation fondamentale de soi, analysant le monde à partir de ses sensations, le bébé est dans sa phase psychomotrice narcissique. Il expérimente sans cesse ses capacités à s’enrouler sur lui-même, à se rassembler corporellement et à sentir son enveloppe tonique. Il éprouve également l’enroulement et le relâchement favorable à une disponibilité sensorielle dans les bras de sa mère , le maintien de sa psyché et sa sécurité de base. Cette posture primaire est d’abord un mouvement d’empathie tonique propre à l’introjection . L’enfant exerce également ses capacités autonomes de pare-excitation, de retour sur soi pendant et après les moments de stress. L’enroulement hypertonique est la première forme psychomotrice d’opposition à autrui. Dire non, c’est repousser, c’est actualiser dans son mouvement la reconnaissance sensorielle d’un écart entre moi et non-moi. Écarter relèvera plutôt de la négation . Dans ce sens , je peux dire que l’enroulement est également une posture propre à la projection.

Comme l’enfant n’a pas le contrôle de sa tête et de son buste en position médiane, cette posture de base est un état instable qui varie en fonction des réponses posturales et de la motricité affectée du parent qui peut câliner, bercer ou mal soutenir et surstimuler. La fonction d’enveloppement sécurisant peut s’inverser alors et sur le mode réactif-défensif, favoriser l’encerclement du bébé dans une paroi tonique invalidante (S.Robert-Ouvray.1993-1996). Dans un développement satisfaisant, l’intégration de l’enroulement prépare celle du redressement dans une alternance de mouvements d’ouverture et de fermeture du corps. La détente tonique est le premier mouvement d’extension psychomoteur avant le mouvement volontaire de redressement qui se réalisera vers le sixième mois. Par contre, l’hypertonicité de stress entraîne précocement une fausse extension dorsale, faite de contractions rigidifiantes en série: l’enfant sera alors empêché d’organiser une triangulation oeil-main-bouche, car les articulations des épaules sont bloquées en rotation externe et les bras en chandelier ; il sera gêné dans la saisie de son pied et la découverte des parties inférieures de son corps car la hanche ne s’ouvre pas.

Lorsque le bébé n’est pas amené à recruter un hypertonus précoce, il se développe dans un rapport et dans une dialectique entre hypertonicité et hypotonicité et acquiert un arrière plan tonique à la fois stable, diversifié et modulable selon les situations.

Les postures asymétriques sont plus organisées et grâce aux débuts de rotations, elles autorisent l’orientation vers le dehors . La tête est ainsi libérée pour les explorations.Les postures asymétriques permettent d’introduire à l’intérieur du corps des zones de rencontre toniques différenciées. Par exemple , dans la position de l’escrimeur, la partie corporelle la plus tonique est du côté de l’orientation de la tête et du regard. En expérimentant les rotations naissantes et les mouvements des ceintures , l’enfant découvre les deux parties de son corps sur toute la surface du sol; il y a passage d’un côté à un autre et intégration de l’axe corporel.

En expérimentant ses postures et en les associant progressivement entre elles, l’enfant déploie ses formes motrices et élargit ses connaissances sensorielles. Chaque posture a sa configuration sensori-motrice mais le petit repère des éléments invariants au sein des redondances sensorielles. Il les associe, les coordonne et définit des zones corporelles ayant des fonctions propres. En effet, durant le premier trimestre de la vie, lorsqu’une activité se réalise habituellement dans une posture privilégiée, le bébé élabore toute une série d’invariants sensori-toniques qui se répercutent sur la qualité de ses activités sensori-motrices. Si la posture change, la configuration sensori-motrice aussi et la situation telle qu’elle est vécue par le bébé est modifiée. Les postures assurent des fonctions de soutien, de maintien, de redressement et d’équilibration. Je pourrais dire que le corps organisé a prévu son propre holding. Toute la motricité primaire fonde et organise les postures plus matures.La fonction posturale régule les contractions organisées dans les synergies symétriques et asymétriques. Les fonctions antigravitaires organisent les mécanismes qui permettent de réagir à l’effet de la pesanteur.

Les deux synergies primitives sont construites et organisées par des schèmes de base dont la structure favorise les liens psychomoteurs.

Les schèmes de base

Le “mouvement fondamental” mis en évidence par S.Piret et M.M.Béziers (1975) n’est ni pensé, ni adapté, ni personnel mais déterminé génétiquement. Ce mouvement fondamental m’apparaît comme une gestalt indépendante de l’expérience acquise, comme un schème de base qui se différencie du “schème d’action “décrit par Piaget (1937-p.46), englobant en un tout “les données de la perception extérieure ainsi que les impressions internes de nature affective, kinesthésique”, trouvant sa source dans “l’assimilation” et s’acquierant selon un processus d’association.

Si pour Piaget l’organisation du schème résulte de l’activité du sujet, le “mouvement fondamental” structuré par le schème de base de l’organisation motrice en est indépendant et fait partie du bagage génétique. Je choisis d’utiliser le terme de schème de base et non celui de “mouvement fondamental” conçu par S.Piret car au-delà de l’aspect mécanique du mouvement, je confère au schème de base un statut d’étai de l’organisation psychique par sa structure triangulaire et par sa dynamique conflictuelle et praxique.

Le corps moteur est organisé par la coordination des schèmes de base qui représentent les instruments élémentaires et fondamentaux de l’établissement d’un volume spatio-temporel moteur créateur d’un espace-temps psychique. Leur inscription dans une organisation où se combinent les trois dimensions spatiales garantit un support figuratif et représentatif interne qui permet à l’enfant de pressentir et de se figurer le monde extérieur. La topographie du corps propre s’inscrit dès les premiers mouvements du bébé dans une complexité d’espaces uni-, bi-, et tri- dimensionnels qui trouvent leurs correspondants au niveau psychique.

Le schème de base se présente comme un rapport spatio-temporel et dynamique entre différents éléments propres à la motricité (os, muscles, articulations) que l’on peut décrire ainsi: une rotation dans un sens provoque une rotation dans l’autre sens par l’intermédiaire d’un dispositif de flexion-extension. Autrement dit, deux parties corporelles s’opposent dans leurs mouvements et de cette dynamique naît le rapprochement des deux parties concernées.

Ce principe de base défini au niveau moteur se retrouve au niveau de la psyché et peut s’énoncer ainsi: la dynamique psychique est assurée lorsque deux polarités s’opposent dans leur différence et lorsque ce conflit permet leur rencontre en une unité de sens. Nous sommes devant la définition du symbole. Toute la dynamique motrice est basée sur l’assemblage est la coordination de tels couples de torsion-flexion à différents niveaux d’organisation du corps.

Les schèmes de base agissent dans les premières semaines de la vie pour leur propre compte d’une manière fragmentée et se coordonnent entre eux progressivement jusqu’à la synthèse du sixième mois. A l’image des schèmes de base qui vont se rassembler et se coordonner entre eux, les parties du Moi vont se rassembler et s’organiser dans une unité. L’investissement psychique de la structure des schèmes de base et de leur dynamique de coordination et de rassemblement conduit l’enfant à construire son moi.

La triangulation psychomotrice

Grâce à une motilité constante et réflexe, l’enfant expérimente sans cesse toutes les postures qui lui permettront de découvrir la vie. Les schèmes de base représentent le paradigme du mouvement humain, c’est la plus petit unité motrice et elle constitue la base de toutes les postures. Lorsque l’enfant bouge, il expérimente physiquement la triangulation motrice et dans un travail transmodal, en fait un modèle pour son espace psychique .

Il apprend ainsi les lois psychomotrices suivantes : il existe non seulement un écart, une distance entre deux sujets mais également un déplacement de l’un par rapport à l’autre; la présence d’un tiers doit entériner ce décalage pour transformer la relation en un triangle dynamique. L’investissement libidinal de cet écart et de ce décentrage seront les premières conditions nécessaires à l’émergence d’une subjectivité. Tout comme le père (Cyrulnik.1989) et le “père” (symbolique) font naître l’enfant en prenant une place entre lui et la mère, l’enfant fait naître son père et le “père” dans le mouvement de différenciation qui s’opère dès la naissance et qu’il investit.

Les dangers qui menacent l’acquisition par le bébé d’une autonomie psychique vont alors concerner deux axes : l’axe de l’imaginaire -la distance entre la mère et son bébé-, et l‘axe de la symbolisation- la reconnaissance d’une différence qui fait lien.

Toute la souffrance psychomotrice nous met constamment face à cette dualité d’axes que nous devrons traiter à la fois séparément et dans un aller-retour constant. C’est dans le croisement des dimensions verticales et horizontales du corps et de la psyché que nous construisons notre identité psychomotrice.

Il est donc nécessaire qu’à l’image du conflit tonique qui, dans le schème du bras, entraîne la main vers la bouche en même temps qu’il les distingue en deux lieux du corps séparés , le bébé émerge de la sphère relationnelle précoce à la fois différent de sa mère et pourtant lié à elle.

Si dans la dynamique motrice la main est toujours dans un décalage par rapport à l’épaule, car l’articulation du coude l’y contraint, dans la dynamique relationnelle l’enfant peut rester prisonnier de sa mère, capté et immobilisé face à elle sans mouvement psychique propre.

Le passage des rapports d’analogie à des rapports psychomoteurs symboliques se situe non seulement dans l’investissement de la structure du schème de base mais également dans l’investissement du conflit tonique du schème .Grâce à cette dynamique conflictuelle, la création d’un espace intermédiaire est possible.

Les mouvements intermédiaires

Ce qui me semble fondamental dans la dynamique offerte par l‘organisation motrice comme étayage à l’organisation psychique et qui conditionne la complexité des mouvements corporels et psychiques, est la nécessité d’un intermédiaire de flexion, le coude, le genou et les vertèbres, qui assure le conflit tonique et la relation .

Au niveau moteur, les mouvements intermédiaires qui permettent de passer d’une posture à l’autre sont liés à une spontanéité, une décontraction et une aisance motrices. Ils nécessitent, une tonicité souple, agissant par vagues successives, rétablissant régulièrement des plateaux de repos . Ce qui suppose une atmosphère émotionnelle stable, régulièrement calmante et stimulante. L’enfant peut alors devenir un enfant phasique explorateur du monde externe, de son propre corps et d’autrui.

Dans une motricité libre, telle que la préconisait le Docteur Emmi Pikler de Budapest, les enfants jouissent d’une entière liberté motrice , accompagnée de relations respectueuses et chaleureuses. Le postulat de base est de n’imposer aucune posture à l’enfant qu’il n’ait lui-même découverte. L’enfant rythme lui-même ses activités motrices. La seule position proposée au bébé est le décubitus dorsal. A partir de cette posture de base, l’enfant évolue librement, selon son rythme. Il va ainsi passer progressivement de la position de décubitus dorsal au décubitus ventral, à la station assise et à la station debout. Nous savons que les grands mouvements tels que le retournement sur le ventre, la position assise, la marche à quatre pattes et la position debout sont toujours exécutés dans le même ordre et presque à la même période pour tous les enfants. Nous savons également que l’ordre d’acquisition des différentes formes de manipulations est semblable pour tous les enfants: attraper avec la paume de la main, pince du pouce-index. L’enfant n’a pas besoin de l’adulte pour découvrir sa motricité. Elle est inscrite dans son projet psychomoteur de découverte de soi, d’autrui et du monde extérieur .

Entre les grandes postures horizontales et les postures verticales, de multiples mouvements naissent , se développent et se complexifient: les postures intermédiaires. Quoiqu’inscrites dans un projet moteur commun à tous les humains, ces postures sont des mouvements plus personnels et des créations singulières dans leur chorégraphie. Elles remplissent une fonction d’apprentissage de l’équilibre , elles s’inscrivent dans l’ordre du passage , de la transition et de la coordination entre différents mouvements .

Elles ne semblent pas être de simples postures médiatrices qui permettraient le passage d’une grand mouvement à un autre. Elles s’inscrivent plutôt dans le processus d’intégration et de structuration psychomotrice individualisée.

Ajuriaguerra disait “La référence au corps n’existe que dans la mesure où le sujet en est possesseur”. La notion de mouvements intermédiaires est donc à mettre en rapport avec celles de l’appropriation, de l’appartenance et du penser corporel.

Dans les postures intermédiaires, on observe de nombreux mouvements de rotations au niveau des ceintures scapulaires et lombaires. Nous savons que les mouvements de rotation ne seront complets, c’est à dire associés à un enroulement intégré , qu’à partir du sixième mois (S.Piret.1975). C’est alors l’ âge de la socialisation, l’époque de l’attachement différencié et la période de l’ambivalence affective et tonique (S.Robert-Ouvray.1993). Vers 6-8 mois, l’enfant expérimentera alors les roulements (A.Szanto-Feder) qui permettent le jeu complet des ceintures. Ces derniers, importants dans l’intégration des données horizontales et verticales, sont une préfiguration de l’ouverture de soi au monde externe.

D’autre part, les mouvements intermédiaires mettent en jeu les articulations intermédiaires, genoux et coudes. Ces articulations sont des éléments de transition et de structuration du corps par leur position médiane entre la périphérie du corps et l’axe, entre le dehors et le dedans.

Le coude et le genou , en tant que structures médianes , sont dans une dialectique spatio-temporelle entre deux polarités corporelles, le tronc et la main ou le tronc et le pied. Les articulations intermédiaires détiennent aussi un rôle d’équilibration car elles offrent une possibilité d’un retour en arrière. Elles ne sont pas inscrites dans une logique de l’excellence et dans une exigence de la perfection. Les enfants ont la possibilité de reprendre des informations proprioceptives pour poursuivre les mouvements et continuer à inventer leur motricité.

Chaque vertèbre peut être considérée comme une articulation intermédiaire entre deux polarités corporelles, les vertèbres supérieure et inférieure. L’intégration de l’axe est le processus le plus directement subordonné à l’expérimentation des mouvements intermédiaires qu’ils soient inaugurés par les vertèbres ou par les coudes et genoux. Par leur fonction de flexion qui rapproche les parties distales du corps vers le tronc, les articulations intermédiaires permettent l’intégration du tronc par diffusion de la tension des extrémités et des membres vers le centre du corps.

Trois systèmes président à leur fonction intégrative:

1-le système endogène neurologique : l’axe s’intègre selon la poussée tonique proximo-distale et céphalo-caudale , du dedans vers le dehors et de haut en bas.

2- le système relationnel: de la périphérie vers l’axe, de la main vers la colonne vertébrale, du dehors vers le dedans, de l’autre vers soi. Et de bas en haut , des pieds vers la tête (pousser -explorer avec les pieds).

3- le système mécanique: tous les mouvements d’enroulement ont une composante de rotation: l’exercice libre de la motricité s’exerce de gauche à droite ,de droite à gauche, de haut en bas et de bas en haut .

Ces trois dimensions s’articulent pour servir l’intégration du schéma corporel et pour permettre de supporter le poids des pressions externes et des pressions internes. Les pressions externes sont déterminées par les forces de la pesanteur au niveau moteur et par les stimulations surmoïques au niveau psychique. Les pressions internes mettent en scène les tensions des muscles dans le monde physique et les tensions affectives dans le monde psychique (S..Robert-Ouvray.1993) .

Dans un bon développement, l’enfant se sert des contraintes physiques comme éléments constituants dans la structuration de sa motricité. Il se sert également des contraintes relationnelles pour les assimiler et en faire des éléments à son service dans la construction de sa personne. La différenciation des mouvements plus spécialisés reste subordonné au développement et à la complexité croissante de la réaction .

Nous nous apercevons qu’avec les mouvements intermédiaires, l’enfant a à sa disposition tout un arsenal moteur qui favorise le croisement entre les deux moitiés du corps, entre le monde externe et le monde interne.

L’expérimentation des postures intermédiaires appartiennent à la norme des besoins humains. Les observations montrent que les enfants changent de posture en moyenne presque 2 fois par minute; de la naissance à 9 mois ils changent de posture jusqu’à 45 fois en 30 minutes ; plus de 60 fois changements de postures à l’âge de 18 mois ; jusqu’à 18 mois les enfants maintiennent leur posture 1 minute 1/2 en moyenne. (M.David.A.Tardos). Il est à noter que les changements de postures n’altèrent pas l’exploration de l’enfant et que les grands mouvements semblent être des temps de détente nécessaires au repos et à la reprise d’activité. L’enfant les choisit en fonction de son aisance, de sa mobilité, de ce qui est le plus fluide. Dans ce sens, ce sont des postures de repos avec lesquelles l’enfant se sent à l’aise.

Ces articulations ont donc un rôle fondamental à jouer dans le processus d’intégration psychomoteur. Comme agents de dialectique entre l’axe et les parties périphériques du corps, coudes, genoux et vertèbres ont à voir avec le désir, la création et la subjectivité. Ils sont liés à l’attente, au temps intermédiaire, au temps de l’absence , à la création à partir du manque, à la transition entre poussées du besoin et satisfaction, à la transmission affective.

Par étayage,les mouvements intermédiaires jouent un rôle important dans le penser corporel. Ils permettent la complexification des gestes et l’approche multiple des grandes postures de base. L’enfant accède ainsi aux mouvements coordonnés et globaux. Par étayage, c’est toute la complexification et l’aspect synthétique de la pensée qui sont mis en cause. La pensée s’organise à partir des coordonnées corporelles (S.Robert-Ouvray. 1993). L’étayage de la pensée associative se fait sur la coordination des mouvements dans une tonicité souple et adaptée au monde externe. Lorsqu’on entrave le geste dans son libre développement, on crée des tensions excessives, des blocages musculaires et articulaires. L’enfant se sent interrompu dans son mouvement ainsi que dans son penser corporel, c’est à dire dans l’étayage sensori-tonique de sa pensée associative.

La pensée représentative est liée aux mots dits par le parent sur l’existence du bébé . Aussi interrompre les mouvements du bébé en le surstimulant , en l’empêchant de trouver ses propres positions intermédiaires , c’est interrompre la structuration de sa pensée , c’est lui couper la parole motrice , c’est entraver son raisonnement ou ses explications concernant le monde externe et lui-même. Les enfants qui subissent une motricité entravée ne peuvent pas explorer et expérimenter leur corps et l’espace externe.

Si nous prenons l’exemple de l’accès à la positon debout, dans une motricité libre, l’enfant utilise des positions intermédiaires qui lui permettent d‘aborder la station debout de plusieurs manières. Au niveau de la structuration psychique on pourrait dire que le sujet se positionne dans son espace psychique, debout dans son moi, en utilisant plusieurs stratégies créées d’une manière personnelle. Il aborde les problèmes de penser son action par plusieurs voies , il est souple dans ses démarches, ne craint pas l’échec ou l’entrave, persévère et crée au fur et à mesure des stratégies de libération des contraintes. Il rebondit aux situations difficiles. Il va dans le sens des moindres contraintes et garde le plaisir de se mouvoir. Une certaine continuité de l’action , soutien du sentiment de continuité de vivre s’inscrit comme arrière plan de sécurité chez l’enfant.

Les enfants forcés dans leur motricité, hyperstimulés(S.Robert-Ouvray.1996.1998) gênés dans le courant de leur motricité naturelle, n’apprennent pas à penser avec leur corps. Ce ne sont pas leurs sensations qui fertilisent et guident leur mouvements mentaux mais le plus souvent des identifications externes.En leur imposant des postures ou des mouvements, l’adulte les contraint à subir le mode de pensée d’autrui. Cette adhésion motrice à l’autre est une forme de solution toute faite: “C’est comme ça, entre le moment où tu es dans ton lit et le moment où tu te mettras debout , et bien tu seras assis de longues heures dans ton siège”. L’enfant est alors entraîné dans une certaine passivité pour ne pas dire soumission.

La dynamique des mouvements intermédiaires met en scène le principe de base déjà énoncé. Coudes, genoux et vertèbres sont bien des points de flexion , de passage , des outils de création, la preuve que le corps est équipé pour servir la construction psychique. Éléments de l’imaginaire corporel, facteurs de métaphorisation, bagages de l’individualisation, les mouvements intermédiaires incarnés et investis dans la relation engendrent et étayent les mouvements psychiques.

L’enfant tonique

Si l’architecture de l’espace psychomoteur est organisée par le schème moteur à trois dimensions, elle sera animée de mouvements d’expansion ou de rétractions en fonction des rencontres toniques avec autrui.

Notre corps est un volume. Les os sont des structures de compression tandis que les muscles , les tendons et les articulations travaillent en traction. Notre système ostéomusculaire est stabilisé selon le principe de tenségrité. La tenségrité caractérise “la faculté d’un système à se stabiliser mécaniquement par le jeu des forces de tension et de compression qui s’y répartissent et s’y équilibrent”(D.Harvard.1998). Selon ce principe, en fonction de la dureté ou de la souplesse du plan qui entrera en contact avec le corps, celui-ci s’aplatira ou prendra une forme sphérique en modifiant le plan de soutien. Si le corps est placé sur un soutien dur, non malléable, il aura tendance à s’aplatir.S’il est placé sur un plan souple, il s’arrondira en volume em modifiant la structure de soutien. Au niveau psychomoteur, ce qui est valable dans l’organisation du corps   anatomique l’est , par étayage, dans l’organisation du psychisme.Si les bras de la mère sont durs et non réceptifs, le volume corporel et l’espace psychique du bébé s’aplatissent; par contre, si la mère est souple, réceptrice et accueillante, l’enfant agit sur elle en la modifiant et lui-même acquiert un espace interne. Il y a interaction et ajustement alors que dans le premier cas l’enfant est seul dans son écrasement corporel et psychique.

En d’autres termes, un parent défaillant dans ses réponses interactives avec le bébé induit chez celui-ci un effondrement psychocorporel .Si l’incapacité relationnelle du parent est ponctuelle, le bébé rebondira dès qu’il sera dans une bonne relation. Dans le cas d’une structure parentale inflexible ou trop souvent rigide, l’enfant perdra peu à peu sa capacité de rebondissements et de récupération de ses volumes corporel et psychique .L’effondrement permanent lié au manque de variations toniques et à la carence affective met l’enfant “à plat” et le conduit vers la dépression fondamentale.

La tonicité et ses variations sont alors à considérer comme des éléments fondamentaux de la structuration psychomotrice .

La tonicité primaire

Lorsqu’un enfant naît, sa motricité est réflexe et toute stimulation entraîne une réaction globale du corps. Il n’y a pas de coordination des mouvements car le tonus des muscles n’est pas également réparti: le tonus des fléchisseurs des membres est plus important que celui des extenseurs et le tonus général des muscles du rachis est plus faible que le tonus des membres.Aussi l’enfant se présente avec un axe détendu et mou et une périphérie tendue et dure. L’enfant est enroulé dans la position foetale, tel un arc, dont la corde serait l’hypertonicité physiologique des membres. Toute la motricité du bébé est orientée vers le centre du corps.

La réflexivité motrice entraîne pour toute stimulation interne ou externe, une variation de la tonicité dans le sens de l’hypertonicité ou de l’ hypotonicité.

Si le bébé est dans un état de besoin physiologique (faim, froid) ou psychique (besoin de présence, de paroles, d’être porté) il a mal et sa tonicité corporelle augmente. Il se crispe, pleure. Les muscles de son corps se durcissent, il vit des sentiments de frustration, de détresse, d’abandon, de colère, de solitude. La présence de sa mère, la satisfaction des besoins et les soins qu’elle lui apporte entraînent une baisse de son hypertonie physiologique et réactionnelle. L’enfant éprouve alors une détente de ses muscles, des sentiments de satisfaction, de plaisir, de reconnaissance de ses besoins, d’amour.

Bien que l’enfant n’ait pas de représentation imagée de sa mère, les sensations dures de tension, les sentiments déplaisants d’insatisfaction forment des globalités sensori-motrices qui identifient la mère absente comme la mauvaise mère, le mauvais objet. De même les sensations douces de détente, les affects de satisfaction et de plaisir forment le socle des représentations de la mère présente et chaleureuse, de la bonne mère, du bon objet. La bonne mère n’étant pas liée à la personne elle-même mais à ce qui est vécu par l’enfant au moment de la relation.Les unités sensori-motrices représentant la mère sont également le support des futures représentations de soi: l’enfant satisfait, calmé, détendu, se vit comme un bon sujet, digne d’être aimé par le bon objet. Le pôle de la détente et du plaisir dans la relation permet la valorisation de soi dans l’intégration des représentations de soi.

A l’opposé, les unités sensori-motrices représentant la mère absente, mauvais objet, participent à l’intégration des représentations de soi dévalorisées, négativisées: l’enfant se vit comme rejeté, indigne de l’amour d’autrui, coupable.

C’est entre ces deux polarités psychocorporelles identificatoires d’autrui et de soi-même que le bébé commence sa vie et que son psychisme émerge. Ce sont des repères nécessaires à la construction de son champ identitaire.

Les tonicités intermédiaires

Dans un développement normal, il existe des liens solidaires entre ces quatre grands niveaux d’organisation, tonique, sensoriel, affectif et représentatif. Au début de la vie, dans toutes les expériences vécues par le bébé, on ne peut séparer des variations toniques, le mode de fonctionnement primaire sensoriel, le mode de structuration affective et les premières représentations de soi et de l’autre.

En m’avançant un peu plus avant théoriquement, j’ajouterai que la préparation au langage, qui est également un système d’oppositions de termes, représente un cinquième niveau d’organisation qui s’articule aux autres dans le même espace-temps psycho   corporel.

Quand dans la relation ces cinq niveaux d’organisation sont suffisamment assurés, ils s’étayent les uns sur les autres dans une continuité temporelle.

Chaque stimulation constitue alors une unité événementielle pour l’enfant et un épisode cohérent d’une expérience. L’enfant se développe ainsi à travers des unités expérientielles qui s’articulent, s’accordent entre elles et fondent le sentiment de continuité de vivre.

La maturation du système nerveux central entraîne progressivement la disparition de la réflexivité motrice, l’harmonisation des tensions et la synthèse tonique du corps. Les réactions corporelles toniques occupent de plus en plus de plages intermédiaires entre les extrêmes du début de la vie. Les états de tensions sont moins douloureux et les moments d’extase se raréfient. La variation des tensions corporelles enrichit l’univers psychocorporel de l’enfant. Le temps s’inscrit entre absence et présence d’autrui.

Vers l’âge de 6 mois, au niveau neuro-moteur, le tonus des muscles s’équilibre,   l’harmonisation des tensions permet à l’enfant de regrouper son corps, pour la première fois dans une globalité active: il peut, à partir du décubitus dorsal, s’enrouler en avant et s’asseoir. Il fédère ainsi tous ses schèmes d’enroulement dans une unité coordonnée.

Par étayage, au niveau psychique, l’harmonisation des tensions s’accompagne de l’ambivalence affective: l’enfant rassemble en une unité ses sentiments autrefois si opposés et si extrêmes. La bipolarité identitaire se réduit peu à peu: l’enfant, dans une dialectique identitaire entre positions psychocorporelles opposées, dialectique favorisée par le rythme interactif, met en rapport d’une part ses représentations extrêmes de soi et d’autre part ses représentations de la mère absente et présente.

Il acquiert la notion d’un soi total et d’un objet total. Il atteint également l’équilibre précaire de la position dépressive: dans un développement suffisamment bon, la dialectique des contraires a favorisé l’intégration des bons éléments sur les mauvais. L’enfant aura comme moteur de vie le désir de retrouver les bonnes expériences.

S’il y a eu préséance des mauvaises expériences de vie sur les bonnes, l’enfant est au fond de la cuvette de la dépression. Il est déséquilibré psychiquement. On comprend alors que plus grande aura été la variation des tensions et la variété des intermédiaires sensoriels, plus large sera la vie affective et représentative du bébé.

La période du 6ème mois est fondamentale chez l’être humain. Tout n’est pas joué ni acquis mais tout est préparé. La dynamique intégrative neurologique qui étaye la dynamique intégrative affective et représentative va se transformer au profit d’une complexification des processus .

Les structures nerveuses vont terminer leur croissance lentement (jusque vers 10 ans), le faisceau pyramidal qui permet la motricité fine volontaire sera mature vers l’âge de 2 ans et le cervelet vers 3 ans.

La dynamique de base primaire qui avait permis l’étayage psychocorporel intime laisse la place aux lois de fonctionnement propres à chacun des niveaux d’organisation moteur, affectif, représentatif. C’est alors dans une autonomie relative que se poursuivent les articulations psychomotrices :” deux séries de phénomènes sont …. liées par l’intermédiaire de leurs propres lois de variation, non par l’application directe des lois de l’une à l’autre”(Pagès 1986).

Je peux maintenant élargir le principe de base qui anime le champ psychocorporel du petit humain comme la mise en rapport et la dialectique de deux polarités opposées à différents niveaux d’organisation du sujet.Ce principe permet d’une part, qu’une tension physiologique agisse sur la relation (un bébé mou ou un bébé hypertonique entraîne des réactions affectives différentes chez la personne qui s’occupe de lui), et d’autre part, que la qualité de la relation conditionne les variations de tensions de l’enfant.

C’est pourquoi dans la rééducation psychomotrice et dans les thérapies psychocorporelles, les états toniques du thérapeute viennent réguler certaines positions toniques de l’enfant et du patient.

C’est donc dans une dialectique constante entre régulations toniques et régulations relationnelles que nous devons comprendre les vicissitudes et défaillances des liens psycho-corporels.

La dynamique intégrative

les agents intégrateurs

La qualité physiologique de la bipolarité tonique à la naissance et la qualité relationnelle du rythme absence/présence d’autrui vont conditionner l’intégration des dynamiques corporelle, affective et représentative de l’enfant.

Un enfant cérébro-lésé, avec la meilleure mère qu’il puisse espérer, aura des difficultés intégratives de ses champs sensoriels, affectifs et représentatifs. Ces difficultés varieront en fonction de l’étendue corporelle de la lésion. Les atteintes des membres supérieurs et de la tête semblent être le plus préjudiciables pour l’avenir de l’enfant infirme moteur cérébral. Le meilleur pronostic d’un développement psycho-affectif satisfaisant est posé quand seuls les membres inférieurs sont atteints. La gravité des atteintes suit la loi d’intégration neuro-psychique céphalo-caudale.

Sur ce terrain physiologique inné, la mère et le père jouent un rôle fondamental d’agents d’intégration pour leur enfant à partir de leurs propres états intégrés: leur intégration met en jeu leurs propres niveaux de tonus, de la sensation, des affects et des représentations et leurs capacité à communiquer avec leur bébé à ces différents niveaux.

C’est à travers le holding que cette intégration psychocorporelle est possible . Le bébé est dans les bras de sa mère (ou de son père). Ses parties molles et dures sont en rapport avec les parties molles et dures de sa mère : le dos mou et les bras durs du bébé sont en rapport avec le mou et le dur des différentes parties du parent. Un dialogue tonique se fait en continu entre le corps des deux partenaires de l’interaction. La dialogue tonique s’inscrit comme la variation des tonicités qui s’ajoutent, s’opposent, se correspondent dans tous les jeux relationnels que l’enfant entretient avec son environnement.

Au-delà d’être une source de satisfaction primaire, le holding devient le support de la communication émotionnelle.

Le holding n’est pas seulement la façon de porter physiquement le bébé, c’est aussi la façon de le porter psychiquement. Là encore les parents et notamment la mère sont les agents d’intégration privilégiés. La communication entre un bébé et sa mère se situe à deux niveaux: d’une part le mouvements du corps du bébé, ses expressions émotionnelles, ses cris, ses tensions et ses détentes, et d’autre part, les états de tensions et les paroles de la mère.

C’est la mère qui va parler pour son enfant (non à sa place) ce qu’elle ressent de lui: elle identifie les sensations et les sentiments de son bébé à partir de sa propre capacité à ressentir. Elle interprète ainsi l’univers psychocorporel de son bébé et lui donne un sens qui dépend de ses propres états intégrés, donc de sa propre histoire. Si la mère est suffisamment bonne, suffisamment intégrée, ses interprétations et les actions qui vont en découler vont correspondre à peu près à ce que vit le bébé. Lorsque l’enfant pleure depuis quelques minutes et que ces pleurs correspondent à l’heure de la tétée, elle peut lui dire: “voilà, j’arrive, tu as faim, regarde je t’ai fait un biberon!”. L’enfant, dans les bras de la mère, boit et se calme. Un accordage s’est fait entre la mère et son enfant. L’enfant intègre ses positions tonico-affectives comme des repères d’identification. Même si la faim n’était pas le motif strictement exact des pleurs de l’enfant, la mère s’est présentée, a parlé, l’a porté et l’a calmé . Elle a donné un complément et un correspond affectifs à la nourriture physique.

La plupart du temps, les relations entre mère et enfant s’établissent ainsi dans un à peu près, dans des compromis entre ce qui est ressenti par l’enfant et ce qui est donné par la mère, dans des positions intermédiaires qui favorisent néanmoins la dialectique des pôles opposés et la communication.

Mais il arrive que certaines mères aient des interprétations délirantes ou des positions affectives paradoxales. La mère délirante peut s’approcher vers son bébé qui hurle de rage en lui disant “tu es content, mon petit, tout va bien pour toi !“ (témoignage d’un patient schizophrène dont la mère continue à interpréter ce qu’il exprime d’une façon contraire). Entre la vérité sensorielle interne du bébé, qui avait besoin de présence par exemple, vérité identifiée par des états de tension spécifiques, et l’interprétation délirante de la mère, se creuse un fossé qui va séparer la mère de l’enfant et l’enfant de lui-même. Selon la précocité de ces expériences, leur intensité et leur répétition et l’état d’individuation dans lequel se trouvera l’enfant, avant ou après le 6ème mois, les conséquences seront plus ou moins dramatiques.

Les mères paradoxales désorientent leur enfant: elles ne lui permettent pas d’intégrer les polarités opposées dans un rythme acceptable. Les signaux émotionnels de la mère peuvent être incohérents: une voix douce et des gestes brutaux, un regard dur et des gratouilles sur la plante des pieds , des réactions différentes pour des situations semblables. L’enfant se trouve désorienté par la succession incohérente des signaux émotionnels de sa mère. Cette discontinuité émotionnelle voire ces ruptures ne permettent pas l’intégration des unités psychocorporelles.

Tous ces témoignages émanent de patients adultes qui continuent à vivre la relation avec leur mère de cette façon désorientante. “On ne sait jamais à quoi s’attendre avec elle!. Elle est imprévisible! Je ne sais jamais comment elle va réagir!”. Le passage rapide d’un pôle de détente à un pôle de tension provoque la non intégration des positions extrêmes qui sont absolument fondamentales comme repères premiers de soi par rapport à autrui.

La capacité de la mère et du père à réagir aux différences et aux variations toniques du bébé, la capacité de s’accorder avec ses propres réponses toniques est une des conditions de l’intégration du nourrisson.

Les polarités identitaires

Dans les états de rage intense et de tétanie musculaire vécus par le bébé, la reconnaissance d’autrui n’est plus possible: lorsqu’un certain seuil de tolérance à la frustration ou à la douleur est dépassé, l’enfant ne reconnaît ni la présence d’autrui, ni le sein. La communication est coupée. Rien ne peut le soulager. La plupart du temps, il s’endort d’épuisement. Il entre alors solitairement dans l’hypotonie physiologique du sommeil. C’est une expérience que tous les humains vivent car les mères ne peuvent pas toujours être présentes et satisfaisantes pour l’enfant. De la même façon, nous avons presque tous vécu des moments d’extase et de béatitude dans la satisfaction de nos besoins et dans la détente musculaire complète.

Ces deux états psychocorporels extrêmes, l’extase et l’angoisse, sont des passages obligés qui constituent nos polarités identitaires de base. Par conséquent, la dynamique narcissique primaire qui fait évoluer le bébé entre des positions identitaires de survalorisation de soi et d’autrui (enfant-roi, entièrement bon objet) et dévalorisation (enfant-déchu, entièrement mauvais objet) appartient au processus normal du développement psychocorporel.

En ressentant ses premières globalités psychocorporelles douces, l’enfant prépare les bases d’ accueil de ses sentiments conscients d’être aimé, d’être reconnu, d’être accompagné, d’être deviné dans ses besoins, ses sentiments de sécurité. Il prépare également ses capacités à aimer, à reconnaître autrui, à recevoir et à donner, à être empathique. Le plaisir s’intègre en déterminant une famille sensorielle spécifique: le blanc, le doux, le bon, la lumière, la clarté, le propre, l’agréable, le pur.

De la même façon, les unités psychocorporelles dures préparent le terreau des sentiments de détresse, d’abandon, de solitude, de haine, de peur, d’angoisse. Le manque de confiance en soi et en autrui trouve son lit dans les mauvaises expériences précoces.La famille sensorielle de la douleur est le noir, le sale, l’obscurité, le dur, le rugueux, l’impur.

Le passage d’une expérience psychocorporelle à une autre a un effet pulsant et dynamisant pour chacun des pôles. Nous sommes dans une dynamique de communication entre polarités opposées. Par contre, le clivage, tel que nous le connaissons dans les pathologies narcissiques résulte d’une stase de la dialectique de la bipolarité.

Les vicissitudes intégratives

Plusieurs phénomènes peuvent être à la source d’une stase de la dynamique primaire.

Les expériences de frustration ne sont qu’un cas de figure dans les expériences douloureuses d’un bébé, même si c’est le cas le plus fréquent. Les stimulations externes violentes comme un bruit très fort, des manipulations corporelles violentes, des douleurs organiques comme les spasmes des coliques, les régurgitations brûlantes, des soins hospitaliers (piqûres, intubation, attachement en proclive, etc..) entraînent des augmentations de tensions corporelles et de souffrances psychiques pour le bébé. L’enfant va vivre ces expériences sur le même mode que celui de l’ensemble psychocorporel du mauvais objet et du mauvais soi.

Si dans un autre temps, des positions relationnelles calmantes secourent l’enfant et lui font ressentir de la détente, un rythme d’intégration peut se maintenir et l’enfant sortira de ses épreuves sans déséquilibre handicapant. Dans le cas contraires, la préséance de l’intégration du pôle dur et violent prépare des difficultés dans l’organisation affective et représentative de l’enfant.

Nous avons vu que les mères incohérentes qui laissent leur enfant dans des états de tensions trop longs et ne prennent pas le temps d’une détente équilibrante désorientent leur enfant et perturbent l’intégration. Contraint et forcé de se vivre dans des positions trop douloureuses, le bébé peut perdre sa capacité innée de ressentir le mou et la détente. Avec le temps, le sommeil s’inscrit comme seul élément de “détente” que connaît la personne: “Je ne suis bien que quand je dors! ”. Encore faut-il que cette détente physiologique et a-relationnelle reste une possibilité de restauration, ce qui n’est pas toujours le cas.

La théorie de l’étayage nous permet d’avoir une vision particulière des conduites extrêmes ou conduites à risque. Le processus de vie demande une dynamique intégrative créatrice d’intermédiaires et de nouveau. Quand certains sujets n’ont pas bénéficier dans un rythme interactif suffisamment bon d’expériences extrêmes et de la dynamique de pulsion qui en résulte, ils peuvent être dans une recherche de ces positions extrêmes pour relancer la dynamique intégrative vitale.

Dans les conduites addictives, certains témoignages sont frappants: “ Quand je fume, je pars et j’ai l’impression de vivre, je ressens que je vis”, “C’est le seul moment où je ressens mon corps”, “J’ai des sensations très nettes dans ces moments-là, je sais ce que je vis!”.

Les conduites d’addiction signent un vide relationnel qui s’est ancré sur une impossibilité de se représenter autrui à travers des états de tension primaires qui nécessitait des rapports de peau à peau, de tonicité à tonicité.

Si, en tant qu’adulte, nous n’avons plus accès aux positions psychocorporelles extrêmes du début de la vie générées par un état d’immaturité neuromotrice, la recherche de ces pôles identitaires peut rester le projet de vie de certains: ressentir fort, dépasser les seuils de tolérance de différentes sensations. Le plaisir et la souffrance sont les extrêmes recherchés: ces deux polarités peuvent s’être complexifiées sur des terrains d’organisation telle la sexualité, la spiritualité, mais elles restent néanmoins une quête, un essai de relance d’une dynamique intégrative, qui seule permet la création de soi. Sans dynamique des pôles opposés, il n’y a pas de créations d’intermédiaires, pas de découvertes de situations nouvelles, pas de surprises créatrices d’imaginaire, pas de compromis ni de stratégies de négociations, pas de gobalisations possibles.

Conclusion

Le fonctionnement bipolaire du début de la vie est un système d’organisation fondamental de notre Moi. La théorie de l’étayage nous permet de penser le pseudo-clivage primaire non comme un système de défense mis en place par le Moi pour aborder la réalité externe mais comme une composante structurelle du Moi qui lui permet, sur un support inné, de diviser le monde en deux, le bon et le mauvais, le plaisir et la souffrance. Dans cette optique, l’enfant n’est pas complètement indifférencié de sa mère au début de sa vie. Certes, il n’a pas conscience de lui comme une unité, comme un objet séparé de l’autre objet, mais son immaturité neurophysiologique lui permet d’éprouver des différences sensorielles spécifiques grâce à cette dualité tonique physiologique qui est en action dès la naissance. Il acquiert ainsi une vérité sensori-psychique, qu’il devra dans certaines circonstances enfouir au plus profond de soi (le vrai self), vérité qui l’identifie comme un être unique au monde. L’intégration des extrêmes sert l’intégration des premières positions identitaires à condition que la mise en rapport et la dialectique des opposés soient possible. De la qualité et de la quantité de leur intégration dépendront l’accès à l’ambivalence affective, à la notion de sujet et d’objet total et à l’entrée dans la position dépressive.

C’est le corps dans sa réalité physiologique qui est le passage obligé, le soutien et l’étai du développement psycho-affectif.

Bibliographie

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1998.Daniel Ingber. “L’architecture de la vie”, Pour la Science. n°245 mars 1998.

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